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Parmi les télétravailleurs, le maintien d'un collectif est indispensablearticle de B.GAURIAU dans Liaisons Sociales
Le 12 juin 2020
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Malgré l’ouverture le 2 juin 2020 de la deuxième phase du déconfinement, le gouvernement invite toujours à privilégier le télétravail, lorsque cela est possible. S’il s’agit de préserver la santé des salariés contre le risque de contamination par le virus Sars-CoV-2, le télétravail n’est pas sans risques et nécessite une organisation particulière. Liaisons sociales quotidien fait le point avec Bernard Gauriau, professeur à l’université d’Angers.
Quels risques le télétravail peut-il provoquer pour la santé mentale des salariés ?
Cette question relève de la médecine du travail et de la psychodynamique du travail (voir les travaux de Christophe Dejours). Soulignons d’abord les avantages de cette organisation du travail en ces temps d’épidémie de Covid-19. La protection associée à la mise à distance d’autrui s’est imposée tandis que les réunions en visioconférence ont permis de retrouver malgré tout le visage et la voix des collègues et de donner un peu d’humanité à une situation inhumaine (au sens premier du terme) dans laquelle l’être n’est plus une personne incarnée, même s’il joue un personnage (persona en latin désigne le masque de l’acteur).
Toutefois, l’hyper-connectivité peut engendrer stress et fatigue (travail sur écran), l’accentuation de l’individualisme et un sentiment d’isolement associé à la perte de lien social. Travailler ce n’est pas que produire, nous dit en substance Christophe Dejours, c’est vivre ensemble. Le télétravail associe de façon paradoxale la présence et l’absence. Les témoignages abondent de salariés qui passionnés par leur travail sortent fatigués voire épuisés de visioconférences. Ajoutons à cela la mise en activité partielle qui a conduit certaines entreprises, par un effet mécanique, à accentuer les tâches des télétravailleurs pour compenser l’absence des autres. L’outil informatique indispensable au télétravail engendre ce que la sociologue du travail Danièle Linhart nomme une sorte de « déréalisation de l’activité ». Les réunions et autres « conf-calls » avec micros et caméras coupés exigent de l’animateur ou de celui qui prend la parole un effort de concentration redoublé, avec une obligation de décoder ce qu’il ne voit pas (le regard, les yeux, le langage non verbal). Certains l’ont vécu sans trop de difficultés et d’autres non.
Comment prévenir ces risques ?
L’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé (physique et) mentale des travailleurs (C. trav., art. L. 4121-1). Cela passe par une mise à jour du document unique d’évaluation des risques professionnels qui ne doit donc pas simplement intégrer les mesures liées au coronavirus, telles que rappelées par le ministère du Travail, mais aussi les conséquences psychologiques que ces mesures de préventions suscitent. L’exercice est on ne peut plus difficile à mettre en œuvre pour l’employeur. Les fiches conseils éditées par le ministère du Travail ont révélé le casse-tête des mesures matérielles à prendre, mais restent assez discrètes sur la résonance mentale associée à ces mesures. Le télétravail suppose que soient déterminées des plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail (C. trav., art. L. 1222-9).
De ce point de vue, l’alternance entre télétravail et activité partielle s’est – malgré ma remarque précédente – avérée judicieuse, car elle donnait au salarié des phases de déconnexion indispensable. Plus simplement, le respect des pauses dans une journée télétravaillée n’est pas un luxe. Le maintien d’un collectif de travail parmi les télétravailleurs est indispensable pour lutter contre l’isolement (ANI du 19 juillet 2005, art. 9). Un usage modéré des réseaux sociaux peut y contribuer.
Les frais liés au télétravail doivent-il être indemnisés ?
La loi nº 2012-387 du 22 mars 2012 qui a introduit le télétravail dans le Code du travail prévoyait à l’origine que l’employeur prenne en charge tous les coûts découlant directement de l’exercice du télétravail, disposition qui fut supprimée par l’une des ordonnances Macron du 22 septembre 2017. Toutefois, l’accord national interprofessionnel (ANI) du 19 juillet 2005 relatif au télétravail stipule toujours dans son article 7, alinéa 2, que « l’employeur prend en charge, dans tous les cas, les coûts directement engendrés par ce travail, en particulier ceux liés aux communications. » Cet ANI fut étendu par arrêté du 30 mai 2006 et s’applique en conséquence à toutes les entreprises appartenant à un secteur professionnel dans lequel les organisations patronales signataires de l’ANI (Medef, CGPME, UPA) sont représentatives.
Comment articuler les règles prévues par un accord ou une charte avec l’ANI et la réalité actuelle du télétravail ?
Pour les entreprises dans lesquelles s’applique déjà l’ANI de 2005, il est possible de faire application de l’article L. 2253-3 du Code du travail. Un accord d’entreprise pourrait donc déroger à l’exigence de prise en charge des coûts par l’employeur, de même qu’il pourrait naturellement confirmer voire améliorer le montant et l’importance de celle-ci. Le principe est (contrairement aux propos ministériels) celui d’une indemnisation sauf accord prévoyant le contraire. En revanche, s’agissant de la charte qui n’a que la valeur d’un simple engagement unilatéral ou d’un usage, elle ne saurait déroger au principe d’indemnisation posé par l’ANI.
Pour les entreprises dans lesquelles l’ANI n’est pas applicable, l’affirmation ministérielle me semble en revanche exacte : le principe d’une non-indemnisation l’emporte mais il est toujours possible de prévoir par accord (principe de faveur oblige) une prise en charge des coûts. Dans l’hypothèse d’une charte également, car un engagement ou un usage peut toujours instituer un avantage en faveur des salariés, avec le risque d’une révocation dont la mise en œuvre serait beaucoup plus facile qu’en présence d’un accord
Reste toutefois un bémol : la Cour de cassation a rappelé que « les frais professionnels engagés par le salarié doivent être supportés par l’employeur » (Cass. soc., 9 janvier 2001, nº 98-44.833) et que « l’occupation, à la demande de l’employeur, du domicile du salarié à des fins professionnelles constitue une immixtion dans la vie privée de celui-ci et n’entre pas dans l’économie générale du contrat de travail; que si le salarié, qui n’est tenu ni d’accepter de travailler à son domicile, ni d’y installer ses dossiers et ses instruments de travail, accède à la demande de son employeur, ce dernier doit l’indemniser de cette sujétion particulière ainsi que des frais engendrés par l’occupation à titre professionnel du domicile » (Cass. soc., 7 avril 2010, nº 08-44.865).
Qu’elles disposent d’un accord ou non, les entreprises doivent-elles négocier ? Une négociation interprofessionnelle serait-elle opportune ?
Le télétravail n’est pas en lui-même un thème de négociation obligatoire : il peut être appréhendé à l’occasion d’une négociation facultative (il suffit de voir les 2037 accords d’entreprise publiés sur Légifrance), voire indirectement à l’occasion de la négociation obligatoire sur la QVT, laquelle doit notamment porter sur le droit à la déconnexion (C. trav., art. L. 2242-17) qui est un thème miroir.
Mais les syndicats réclament une négociation interprofessionnelle pour poser un cadre qui permettrait à tous les travailleurs d’avoir un socle de référence, précise une secrétaire confédérale FO, ce qui passe par une révision de l’ANI de 2005 (v. l’article ci-dessous). Schématiquement, la réalité actuelle est en effet celle-ci : certaines entreprises disposaient déjà d’un accord ou d’une charte sur le sujet et ont pu généraliser le télétravail en révisant parfois le support juridique. D’autres ne possédaient aucun accord ni la moindre charte et ne pratiquaient pas le télétravail : c’est là que parfois les choses ont été faites en urgence, sans préparation aucune et que les problèmes sont apparus. Un ANI révisé pourrait inciter à la négociation d’entreprise sur le sujet.