fr | en
Centre Jean Bodin

Séparés par des virgules

Pandémia

La situation que nous vivons relève bien d’une forme « d’événement-monstre », pour reprendre ce concept forgé par l’historien Pierre Nora à propos du moment 68.

Par tous les aspects qui se trouvent convoqués, cette crise sanitaire a bouleversé et bouleverse la vie des sociétés dans un monde globalisé. Les choix faits par les gouvernants et les mesures prises pour conjurer cette pandémie (confinement ou non, état d’urgence, fermeture des frontières, dématérialisation du travail…) comme les conséquences sur les individus et les sociétés sont d’une ampleur exceptionnelle.

L’irréductible singularité de l’événement doit aussi être l’occasion de réfléchir sur les permanences voire les invariants auxquels cette crise nous confronte, tant sur le plan historique (les pratiques moyenâgeuses de quarantaine et de confinement propres aux épidémies de peste ou de choléra, les mécanismes sociaux de fuite), juridique (les atteintes aux libertés), politique (le repli nationaliste), économique (la remise en question de la mondialisation et la tentation protectionniste) qu’anthropologique (la recherche de boucs-émissaires, la  stigmatisation de l’autre, la revitalisation de discours eschatologiques et messianiques.)

Ce projet Pandémia entend ainsi, par la prise en compte des « Jeux d’échelles » (J. Revel), promouvoir une manière d’appréhender et d’interpréter la crise contemporaine en conciliant à la fois son exceptionnalité sans négliger l’existence des précédents afin de mieux comprendre ce « fait social total » (Mauss) dans sa multidimensionnalité et sa complexité.

Problématisation

 

Ce projet de recherche est construit autour d’une problématisation visant à considérer « la pandémie comme révélateur et comme épreuve(s) »

Ces deux notions - de révélateur et d’épreuve(s) – méritent d’être construites scientifiquement afin de pouvoir fonctionner comme concepts opératoires. Une esquisse rapide permet de souligner les différentes entrées qu’elles autorisent.

Classiquement la notion de « révélateur », au sens quasi photographique, est une opération qui permet de dévoiler des rapports de force (tensions, concurrences, rivalités), l’existence de structures (juridiques, mentales, anthropologiques), des espaces positionnels ou des normes qui pré-existaient et qui peuvent avoir, ou pas, vocation à perdurer. Cette perspective permet de rendre manifeste les lignes de clivages ou de fractures, les rapports de pouvoir et de domination, les résistances et les pesanteurs, le poids des inégalités socio-économiques qui sous-tendent de façon ordinairement plus opaque – et profonde - les sociétés. Dans cette perspective, cette crise suggère deux lectures qu’il conviendra d’évaluer : la pandémie constitue-t-elle une rupture anthropologique majeure des sociétés contemporaines ou ne vient-elle pas superposer une « nouvelle normalité » sur l’ancienne comme le suggère l’expression oxymorique utilisée par le premier ministre espagnol Pedro Sanchez ? 

Mais ainsi circonscrite, cette notion de révélateur ne doit pas occulter la question des épreuves car la pandémie est aussi un moment de transformations sociétales et internationales dont on ne mesure pas encore les multiples conséquences. Considérer la pandémie comme épreuves (avec la polysémie qui est associée à ce mot) renvoie aux expériences collectives mais aussi individuelles douloureusement traversées (et surmontées) comme aux défis auxquels la pandémie nous confronte.  Ce détour par la notion d’épreuves favorise alors un glissement des interrogations et des hypothèses. Du questionnement liminaire - En quoi la pandémie révèle-t-elle un ordre préexistant ? – nous pouvons aussi souligner ceux-ci : qu’est-ce que la pandémie change dans les rapports sociaux, économiques, juridiques, politiques et géopolitiques ? Qu’est-ce qu’elle transforme dans les façons d’agir, dans le fonctionnement des institutions, dans les manières de penser ? En d’autres termes, ce prisme des épreuves permet d’éclairer la dimension instituante et dynamique que met à jour et que produit la pandémie.

Dans sa méthodologie, ce projet Pandémia se propose d’ouvrir conjointement trois  chantiers.

Un premier chantier, de réflexion, autour de ces notions de révélateur et d’épreuves, et dont le but est de structurer une recherche collective afin de permettre la construction d’hypothèses et leur validation scientifique.

Un second chantier entend structurer la recherche autour de cinq axes (Institutions et Gouvernance, Santé et Travail, Numérique, Politique et Géopolitique, Economie et Sociétés) afin d’explorer les enjeux et les défis des pandémies au prisme des concepts de révélateur et d’épreuves.

Un troisième chantier vise la constitution d’une base de données (bibliothèque partagée via Zotero) ainsi qu’une encyclopédie numérique (sous forme d’entrées thématiques ou de dictionnaire) visant le recensement de l’univers sémantique (et les pratiques et les représentations qui y sont associées) engendré par cette crise du Covid 19 à travers la prise en compte des acteurs (individuels et collectifs, institutionnels et organisationnels) et des notions anciennes et nouvelles (gestes barrières, distanciation sociale etc…).

Afin d’appréhender ce phénomène dans ses multiples dimensions, ces démarches s’appuieront naturellement sur une approche la plus collaborative et interdisciplinaire possible même si le centre de gravité de la recherche restera le droit et la science politique.

Structuration

Axe 1 Institutions et gouvernance à l’épreuve du covid

Les multiples mesures adoptées par les États (unitaires / fédéraux) comme par l’Union Européenne pour tenter de juguler la pandémie et minorer son impact économique et sociétal offrent un laboratoire pour appréhender le jeu des concurrences / coopérations institutionnelles (altération des rapports entre exécutif, législatif et juridictionnel, perturbation de la répartition territoriale des pouvoirs). Les institutions sanitaires et sociales ont également été particulièrement mises à l’épreuve (échec des ARS, retour de l'échelon départemental comme territoire d'action de l'État). L’action des pouvoirs publics pour stopper la pandémie a conduit en outre à recourir à des mesures contraignantes pour les droits et libertés dans différents champs (restriction de déplacements, fermeture des frontières, altération du fonctionnement de la justice). 

 

Axe 2 Travail, Espace et Santé

La pandémie du Covid 19 et l’expérience du confinement qui en a résulté nous invitent à réfléchir sur la question de la santé et du travail. La mise en place massive du télétravail a renforcé le poids du numérique dans un contexte juridique caractérisé par l’absence d’un cadre réglementaire spécifique. En opérant une dilution des délimitations des espaces (privés / professionnels, physiques / symboliques), la dématérialisation a eu des conséquences sur la santé physique et mentale des travailleurs. La question de l’isolement, déterminante, le fut aussi, et avec acuité pour les personnes âgées. À contrecourant des dynamiques de « seniorisation » et du bien-vieillir, la crise du Covid a souligné leurs vulnérabilités (réelles ou perçues). Celles-ci réinterrogent la place de cette population dans nos sociétés, l’efficacité des dispositifs adoptés (et leurs effets contre-productifs comme l’augmentation de l’isolement social, les phénomènes de dépression en confinement, la difficulté d’accès aux EHPAD et leur manque de moyen). Plus largement se trouvent soulevées des questions éthiques et sociétales portant sur l’accompagnement et le respect de la personne. 

 

Axe 3 La révélation du numérique pendant la crise du covid

Avec le « Grand confinement », le numérique est devenu une ressource majeure et un enjeu qui affecte le fonctionnement des sociétés. Les dimensions juridiques et politiques sont particulièrement affectées : le droit du travail et des affaires à travers la dématérialisation qu’il impose, le droit international (cybercriminalité, amélioration nécessaire de la connectivité), le droit public (pouvoirs de police et traçage des citoyens, protection des libertés), le droit pénal et le droit civil (révélations de carences , sur le plan technologique par exemple, mais aussi de tendances lourdes comme le recul de la publicité des audiences), le droit de la consommation (contrats du commerce électronique pendant le confinement) sans oublier tous les enjeux  politique et géopolitiques (fake news et infox, censures et désinformations, contrôle des ressources numériques).

Axe 4 Enjeux historiques, politiques, géopolitiques

Les questions politiques et géopolitiques sont évidemment aussi au cœur de cette pandémie. Le détour de l’histoire rend visible le rôle passé des diverses autorités (politiques ou ecclésiastiques) pour tenter d'endiguer les épidémies (de peste ou de choléra) et protéger la population : des mesures sanitaires et des mesures restrictives de liberté (quarantaine, lazarets…). Sur le plan politique deux axes majeurs se dessinent : la communication politique (la rhétorique politique en temps de crise, la codification de la parole politique) et les politiques publiques et les questions de biopolitique (l’étude des processus décisionnels, la mise en œuvre des politiques publiques, le poids et des experts, les rivalités de pouvoirs qu’atteste le débat sur l’hydroxychloroquine). Enfin, sur le plan géopolitique, la crise a soulevé et soulève de nombreux aspects qui renvoient aux poids des organisations (OMS) mais aussi à la redéfinition des équilibres internationaux (prétentions chinoises et soft power, fragilité de l’Union Européenne…)

Axe 5 Economie et Sociétés

Le confinement lié à la crise du Covid 19 a eu pour conséquence un ralentissement voire un arrêt brutal de nombreux secteurs de l’économie entraînant des perspectives de récession d’une magnitude de grande ampleur. Aucun segment (ou presque) de l’économie n’est épargné, entrainant une hausse spectaculaire du chômage, des licenciements et des faillites d’entreprises. Face à ces perspectives, les Etats comme les institutions (Union Européenne, Fed ou Bce), forts de l’expérience de la crise économique de 2008, se sont mobilisés et ont injecté massivement des liquidités pour tenter d’enrayer cette spirale dans une économie mondialisée, mesures qui n’iront pas sans soulever des interrogations sur les montants vertigineux des dettes et leur impact sur les finances publiques des Etats.

Sur le plan sociétal, la pandémie s’est traduite non seulement par l’émergence d’un nouvel idiome (gestes barrières, confinement, distanciation sociale…) mais aussi par une nouvelle modélisation des interactions. A l’abri des masques qui diluent ou redéfinissent les identités, on assiste à l’émergence d’un nouveau gouvernement des corps et à une redéfinition des « rites d’interaction » (E. Goffman). Plus largement, ce sont les sociétés toutes entières qui sont affectées en profondeur. La pandémie a mis à jour avec acuité le poids des inégalités – socio-économiques, générationnelles, ethniques – face à la maladie, aux soins, au vieillissement et à la mort, mais également la persistance (l’amplification ?) des formes de discrimination et de violences. 

Scroll